Critique parue dans le Monde des livres le 24/10/2008

"C'est un coup terrible, une amputation à n'en plus se relever", s'écrie l'essayiste antistalinien Boris Souvarine, au moment où il apprend la confiscation de sa bibliothèque et de ses archives en février 1941. "Car, pour sélectionner, trouver et accumuler tout ce qui a été saisi, il a fallu un quart de siècle d'épreuves, de tribulations, de recherches, sans parler de dépenses", dit-il encore. Dépossédée de ses six mille volumes, la journaliste féministe Louise Weiss parle de "vol de mémoire". Entre 1940 et 1944, des millions de livres ont été saisis par les forces d'occupation nazies. Seuls 20 % seront restitués. Dans cet ouvrage qui traite du devenir des bibliothèques sous l'Occupation, Martine Poulain exhume la liste des victimes dressée à la Libération par la Commission de récupération artistique. Elles appartiennent surtout aux professions intellectuelles et libérales : Marc Bloch, Maurice Halbwachs, Vladimir Jankélévitch, André Maurois...

Relevant de trois logiques de pillage, guerrière, nationaliste, antisémite et raciste, les spoliations touchent aussi les institutions juives et maçonnes, ainsi que les bibliothèques des immigrés d'Europe de l'Est. En revanche, la plupart des bibliothèques publiques y échappent. Au prix d'une soumission aux conditions de l'occupant : révocation du personnel ayant des origines juives, séparation des lecteurs juifs, avant que les portes des bibliothèques ne leur soient fermées en 1942, retrait des livres interdits par l'occupant et par le régime de Vichy (sur les listes desquels Freud côtoyait Zola et Apollinaire).

Pour la Bibliothèque nationale (BN), à laquelle une bonne partie de l'ouvrage est consacrée, cette soumission alla jusqu'à la participation active à la propagande de l'occupant, après la nomination à sa tête de Bernard Faÿ en remplacement de l'ancien administrateur, Julien Cain, évincé en raison de ses origines juives. Profondément réactionnaire, ce professeur au Collège de France s'engage corps et âme dans la lutte antimaçonnique, dont la BN va devenir le siège avec la création du Musée des sociétés secrètes. Faÿ s'est vu en effet confier le classement des archives et documents maçonniques saisis en 1940, et il a obtenu d'installer son musée dans l'immeuble réquisitionné du Grand Orient, rue Cadet. Le dépouillement a pour but d'établir des listes de francs-maçons - 29 000 sont recensés en 1941 - et d'alimenter les fichiers politiques.

Le "service des sociétés secrètes" assiste directement le service des renseignements, livrant ces informations à l'occupant, coopérant avec le commissariat général aux questions juives, la Légion, la milice, le bureau de la censure, en vue de l'élaboration d'un fichier général de dossiers individuels dans chaque zone. Celui de zone nord comptait, à la Libération, 170 000 fiches et 6 000 dossiers plus fournis. En 1942, le Musée des sociétés secrètes fusionne avec la bibliothèque d'histoire de la France contemporaine fondée par Adrien Dansette à partir des archives saisies du Parti communiste, de la CGT, de la Fédération des cheminots et de la maison de la culture, pour former le nouveau département de la BN, le Centre d'histoire de la France contemporaine.

A mesure qu'elle se politise, la BN se déprofessionnalise, l'administrateur faisant prévaloir les critères idéologiques ou les relations personnelles sur la qualification. Ainsi, "en 1942, 50 % des nominations des conservateurs, 65 % de celles des conservateurs adjoints, 44 % des bibliothécaires sont faites "hors normes"", tandis que nombre d'archivistes-paléographes sont écartés. En 1944, le personnel compte moins d'un quart de titulaires. Cela tient aussi aux chômeurs intellectuels qui y trouvent un emploi et, à partir de 1942, un refuge pour échapper au service du travail obligatoire.

La figure de Faÿ n'est toutefois pas représentative du milieu professionnel, qui eut, comme d'autres activités, ses collaborateurs et ses résistants. Parmi ces derniers se dégage la figure d'Yvonne Oddon, seule rescapée du réseau du Musée de l'homme. S'ils se sont pliés aux ordres de l'occupant, bibliothécaires et conservateurs ont, dans l'ensemble, assumé leurs fonctions avec loyauté et conscience professionnelle dans des conditions difficiles - manque de charbon, malnutrition, maladie -, veillant à la sauvegarde des collections et au service des lecteurs, contournant parfois les règles en communiquant des ouvrages interdits, notamment de littérature américaine.

SOIF DE LECTURE


C'est que jamais la soif de lecture ne fut si grande. Autant en emporte le vent valait un kilo de jambon au marché noir. Plus proche de l'actualité, le pamphlet collaborationniste de Lucien Rebatet, Les Décombres, fut tiré à 65 000 exemplaires. S'il est difficile de savoir ce que les gens lisaient, mis à part ces best-sellers, les données sur l'affluence dans les bibliothèques publiques sont éloquentes, surtout en zone sud. Les réfugiés, privés de leurs livres, s'y précipitent. Mais l'état des fonds est tel qu'ils sont souvent déçus, à l'instar de Marc Bloch. "Il nous faudra des ressources nouvelles. Pour nos laboratoires. Pour nos bibliothèques plus encore, car elles ont été les grandes victimes", écrit l'historien. Il n'aura pas l'heur de voir la mise en place de ces réformes par la Direction des bibliothèques créée à la Libération, et confiée à Julien Cain à son retour de Buchenwald.

Il faut savoir gré à Martine Poulain d'avoir tiré cette histoire de l'oubli en compulsant quantité d'archives inexploitées. Sa connaissance intime du métier de conservateur lui permet de jauger les réalisations à leur juste mesure et de montrer le prix matériel et symbolique - humain aussi - de la politique menée par Faÿ.

Cependant, était-il nécessaire de redoubler ces évaluations par des jugements moraux sur des hommes que la seule description de leurs actes suffit à condamner ? On regrettera aussi que les remarques éparses sur les divers usages des bibliothèques, mémoriels, savants ou de divertissement, n'aient pas donné lieu à une réflexion plus générale sur leur fonction sociale et sur leur place dans la guerre idéologique.


Gisèle SAPIRO


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